Le Conte de

la Grand'mère, du Chat,

du Poisson et de la Motocyclette

 

 

 

Dans un jardin de la ville, un jeune enfant, sur le sable assis, jouait à faire des bulles de savon. Il puisait dans le récipient un peu de substance de son petit anneau et transformait, au ravissement de ses yeux, son souffle en de sphériques formes irisées, en une kyrielle de bulles colorées chassées par sa bise juvénile.

A ses côtés, un chat couché sur ses pattes et enroulé de sa queue, le regard impassible, voyait la variété des sphères colorées que produisait le souffle enfantin, être emportée par le vent doux d'un après-midi d'été.

 

Tout à coup, d'une pulsion subite, le chat se dresse sur ses pattes de derrière et, celles de devant pour ligne de mire, il saute d'un trait sur une bulle plus grosse que les autres que le souffle volumineux de l'enfant ne cesse d'enfler. Elle grossit, elle grossit, elle grossit ! La petite montgolfière, le chat perché sur son sommet, comme un ballon gonflé d'hélium qu'un gamin rêveur a lâché, s'élève d'abord lentement et prenant de l'altitude, elle se perd dans les méandres des airs, enveloppé par les désirs du vent, de plus en plus lointaine et de plus en plus haut.

L'enfant fait, de loin, un signe d'au revoir de sa main menue.

Parti dans l'espace bleuté, le chat perché reprend soigneusement sa position favorite, couché sur ses pattes, enroulé de sa queue.

Il chevauche, de l'allure du pas allègre, les monts, les vaux, les forêts qui ressemblent tant à ces aiguilles de fer dressées sur le pôle d'un aimant, avec leur verte étendue. Les routes, les maisons, aux toits rouges ou gris ardoise, les carrés plus ou moins réguliers et les rectangles formés par la volonté humaine des champs cultivés, le blond du blé mûrissant, larmé encore de vert délicat, éclaboussé parfois par les larges taches sanguines du coquelicot (que c'est beau et grandiose à la fois !), le vert plus cru de l'orge et celui, moins franc du feuillage du mais, caressent en toute tranquillité sa rétine.

Il demeure sage, comme lors d'une attente paisible, de celle où on est sûr de son achèvement parce qu'on est sûr qu'on est arrivé en avance au rendez-vous prévu, ne serait-ce que pour avoir le plaisir d'attendre.

Il arrive sur le bord de la terre, qui est aussi le bord de la mer. Son trajet double l'un ou l'autre et il survole l'immensité bleue de l'océan.

"Je te salue, vieil océan", dit-il en pensant au poète.

L'air qui le porte, sentant toujours le feuillage des arbres, le parfum des fleurs, l'aromatique senteur des plantes annuelles, qu'il voit sous sa bulle (ou ses pattes, comme on veut), un animal aquatique assez curieux. Il le voit fendre l'onde bleue et mouvante des ondulations de son corps vigoureux aussi facilement que le nuage traverse le ciel. Et il est pourvu d'un long nez : cela doit lui servir sans aucuns doutes à lui permettre de savoir où il va, sinon où il veut aller !

Il fait signe - car notre chat connaît la Langue des Signes - et, à sa grande et agréable surprise, il voit l'espadon, aidé de son appendice, lui répondre dans le même idiome. Une conversation des plus émouvantes s'établit alors entre les deux animaux, l'un pourvu de griffes et de poils soyeux et l'autre pourvu d'un long nez et d'une peau recouverte d'écailles miroitantes.

Le vent, trouvant ce conciliabule aussi charmant que le doux ploiement qu'il implique au roseau, qui lui susurre alors un chant de grâce, que le frémissement de la feuille jeune éclose des peupliers qui danse de plaisir au printemps naissant, qu'il diminue son ardeur dans un transport de tendresse, un instant, en approchant de la surface de l'eau aqueuse la bulle autant qu'il en est possible. Nos deux bavards voient alors de plus près et plus nettement leur visage et l'un pour l'autre, de l'un et l'autre, chacun s'en trouve encore plus grandement charmé.

Mais le vent, ce temps qui toujours change, toujours se meut et porte au mouvement - sinon à la mort - emporte le chat sur sa bulle vers d'autres horizons, d'autres pays ou d'autres vagues.

L'espadon, néanmoins, connaissant le sien, le vaste monde de l'eau, ne veut pas se contenter de cette simple entrevue et, un oeil fixé dans les airs, l' autre par expérience attentif à sa progression dans l'onde marine, il suit la grosse bulle au chat perché. Les accalmies du capricieux vent permettent à l'un comme à l'autre de se rendre, d'abord à soi, et comme de naturel ensuite à l'autre, compte sinon d'une richesse commune et réciproque, au moins d'une grande amitié naissante.

Un technicien aurait pu dire que c'est l'oxygène de ces conversations alertes ou romantiques, décidées ou délicates, quiètes et toutes remplies du silence du tact, qui leur procurait cette ivresse dont ils ressentaient les effets dans le picotement de leurs idées ou de leur cervelle, ou celui des frissons qui parcouraient, assez régulièrement, le dessous si intime de la peau. Moi, je dis simplement, qu'ils sont un peu ivres d'eux-mêmes.

La ligne ondoyante, cependant, dirige cet équipage vers la terre ferme. Si l'un, dans les airs, n'y trouve pas d'obstacles, l'autre, dans la mer, se heurte à la rigoureuse obstruction de la concrétude de la croûte terrestre.

Longtemps, longtemps, il cherche - qu'a-t-il d'autre à faire, lui dont le coeur est occupé par une telle exigeante émotion, que de trouver à la satisfaire ? - le long des côtes, en remontant le cours des estuaires balancés par le rythme des marées, celui des fleuves aussi bien que des moindres ruisseaux, à rejoindre son ami, sans désespoir aucun de le serrer une fois contre son coeur.

La bulle irisée traverse un arc-en-ciel. Celui-ci y dépose tant d'humidité qu'une goutte, alourdie par les pleurs du chat esseulé, tombe de la bulle sur cette pierre, ruisselle suivant le poids de la gravité, ballottée tour à tour par le ru, le ruisseau, la rivière, l'affluent, le confluent, le fleuve et l'estuaire, elle transporte son homéopathique odeur, empreinte de son identité, jusqu'aux fines narines de l'animal marin. Celui-ci, alors, ayant enfin trouvé à guider son sens aigu, et heureux d'enfin pouvoir donner un sens à sa vie, d'avoir retrouvé le sens de sa vie, est emporté par le goût familier en saisissant, expérimentalement, sa croissante présence.

Et, furetant de son long nez toutes les aspérités du rivage, il trouve enfin, à la pigmentation odoriférante que laisse dans les eaux la goutte tombée, la fugace salinité de la larme de son ami qui courre dans les airs.

Mais ce gendarme obtus qu'on nomme E.D.F, n'a pas toléré la seule possibilité d'une telle aventure. Il s'y est même opposé ! Et dans la brusque construction de pierre, de fer, de béton, de sable et d'ingéniosité humaine d'un barrage, notre espadon heurte son appendice prolongateur. Il cherche, celui qui avait trouvé d'entre les herbes, les racines, les eaux marines et les eaux douceâtres, les eaux claires comme les eaux troubles, les eaux portantes de la marée et son mascaret univoque, ou refluantes comme une carcasse emprisonnée, une si délicate identité, il cherche, dis-je une faille dans l'obscurantisme bancaire d'un barrage hydroélectrique dépourvu d'une échelle à poisson, ou d'une écluse régulièrement utilisée.

Une Vieille femme, au visage émacié, au corps amoindri par la faim, n'ayant quasiment plus que la peau sur les os, surplombe cette étendue d'eau de sa canne, d'où file un nylon trompeur, au bout duquel elle a savamment noué l'hameçon bouetté, et attend un fruit à sa patience.

Elle a une science de l'animal, que l'expérience a soulignée. Mais quoi ? La proie est rare : le terrain de sa tendre enfance a été modifié trop conséquemment par la modernité de la construction et les avatars concourants, pour qu'il lui reste une moindre idée de ce monde anciennement, pour elle, vivant, et pourvoyant à son évidente existence en toute naturalité - si je puis dire - ; ce monde n'est plus celui qui se présente devant son nez, qu'elle maugrée, de toute l'obstination de sa vieillesse, de son long vécu.

Cette prudente obstination, néanmoins, lui a fait poser quelques pièges, ici où là. Notre poisson, cherchant en tout espoir à s'élever au niveau aquatique supérieur, saute de pas en pas, de pierre en pierre, d'élan en élan. Et puisqu'il est bien posé, il tombe dans un de ces pièges, par la Vieille et grisonnante femme, disposés.

La Vieille, alerté par son signal, remonte la frétillante créature.

- Laisse-moi partir ! Donne-moi la liberté ! Je veux rencontrer mon ami, dit le turbulent poisson. Porte-moi au niveau supérieur !

La Vieille :

- Ne vois-tu pas que je suis amaigrie par la faim ? Regarde mon visage, regarde mes mains, vois mes membres et mon corps : tout est maigre, sans chair, faute de nourriture régulière et apaisante. J'ai faim ! Pourquoi te laisserais-je partir, toi qui me semble si appétissant ?

L'espadon :

-Au nom de l'amitié ! Au nom de l'amour que les êtres se portent l'un à l'autre ! Porte-moi au niveau du dessus de ce fleuve que je rejoigne mon ami !

Au mot d'amitié, à celui d'amour, la Vieille sourit : un morceau de sa jeunesse rayonne dans une des alcôves de sa mémoire.

-Oui, d'accord ! Je suis d'accord, je vais t'aider.

Une humaine nouvelle vigueur circule alors dans le système qui rougeoie de son vermeil la chaleur de ses épaules et de ses joues. Elle prend l'espadon, le met dans une caisse propre à sa survivance et, son bardât sous son bras, l'emporte en dirigeant son pas vif vers une piteuse bicoque.

Là, gît, depuis très longtemps, une pétoire.

Ce qui est remarquable dans cette histoire, c'est que, au fur et à mesure que la Vieille, portant dans sa caisse l'espadon, s'approche de l'engin, le moteur de cette pétoire, depuis tant de temps immobilisé dans l'inaction, devient de plus en plus bleu. Non pas seulement qu'il devient bleu, mais qu'il dispense, qu'il irradie du bleu.

Est-ce la présence de plus en plus proche du seul espadon qu'emportait la Vieille qui faisait cet effet à l'engin ? Ou bien, est-ce le couple ainsi formé, déterminé par la vigueur et la chaleur de leur projet commun qui bouscule l'immobilité de la motocyclette et que celle-ci irradie de la joie de bouger de nouveau ? Je ne sais. Mais elle irradie tant de bleu, que lorsque le couple pousse la porte, les poussières, les toiles d'araignées, filles fileuses du temps qui passe à se cacher, se dissolvent dans une vapeur légère, les araignées elles-mêmes s'épanouissent en bégonias odorants et colorés.

Tant et si bien que, dans la magie de ce mouvement, la Vieille s'approchant de sa destination convoitée et de son usage prévu, se transforme, elle aussi ; que les années sur sa peau marquées refusent à leur burin de dessiner les marques de leurs coups. Et, comme une vague longue, en refluant, laisse au rivage une empreinte aussi douce qu'une caresse, à vue d'oeil elle rajeunit, sa vêture se rafraîchit, son allure danse du pas plus léger d'un jadis redevenu présent.

Les roues de cette moto sont formées d'une ligature de reptiles sifflants, un emmêlement sinuosant, avides de parcours à venir, de chemins parcourus qui porte l'allure du bicycle à la rapidité du vent, toujours changeant. En fait, il y a des reptiles partout : un boa enroulé formait le cadre, une couleuvre le guidon, un anaconda la suspension avant, un python rose celle de l'arrière, les phares étaient les yeux d'un bicorne du désert.

La Jeune-Vieille se chausse d'une paire de lunette qu'un grand papillon lui avait prêtées, et sa caisse sous le bras, enfourche l'impatient engin roulant. Un peu de gaz, le cric vigoureusement actionné, les pistons réveillés se mettent avec mouvement concertant et huilé à dispenser leur énergie. Tout est neuf, rutilant de renaissance fraîche.

La Jeune-Vieille débraye, engage la marche avant, réembraye, et tout ce monde est mis en mouvement vers un ailleurs peut-être plus turbulent ou moins sage.

L'espadon indique, orienté par l'odeur de son ami recherché, à sa conductrice là où elle doit laisser les traces de ses roues marquer le chemin. Un coup, il dirige son "épée" à droite, qu'elle penche, en accélérant l'engin irradiant de bleu, à droite. Et si la longue proéminence dit à gauche, elle obéit avec la diligence de l'intelligence en inclinant son ensemble à gauche, laissant derrière elle des étincelles brillantes.

Ainsi, de pas en pas, d'incertitudes délaissées en certitudes assouvies, ils arrivent au plus haut des lacs qui est des plus hauts.

Là, la Jeune-Vieille dépose dans l'eau l'objet de son transport, qui ne peut que s'empresser de faire des signes de gentillesse à son amie transbordante et, se tournant dans l'autre sens, à son ami qu'il apercevait, au loin, et de s'empresser de continuer vers son but pour raccourcir la distance séparatrice d'entre eux deux.

Là, sautant, visant le travers de l'opacité diaphane qui sépare si finement un air extérieur d'un air intérieur et qui le scissionne de son âme amoureuse, il saute en l'air pour tenter de le rejoindre, de s'intégrer dans la ténuité de cette aquatique et sphérique équilibre qui forme une bulle au reflet d'arc-en-ciel.

Il fait tant qu'il l'attrape et qu'il la remonte, à petits coups de nageoires en utilisant la substance aqueuse, en arc de cercle la périphérique sphéricité. Battant, battant et battant encore de la caudale autant que de la nageoire, il se trouve au bout de son élan, enfin proche des bras de son bien-amitié.

Dans un élan indescriptible ils s'enfouissent dans les bras l'un de l'autre, se mélangent en baisers, en bises, en caresse, en émotions réciproquement réciproques.

Mais quoi ? Qu'est-ce ? Les griffes du chat ou la pointe du poisson ?

La bulle implose, et le couple heureux avec.

 

Dans un jardin de la ville, un enfant soufflait dans un petit cercle qu'il avait auparavant trempé dans une solution moussante. Un chat, de son air placide, regardait les sphéricités aux couleurs chatoyantes d'arc-en-ciel s'évanouir, comme en éclaboussant le soleil de minuscules gouttelettes chamoirées.